Glissements et raccourcissements électoraux

Publié le par Grand Beau et Riche Pays

Il faut toujours se méfier des choses que l’on croit bien connaître. Surtout de ce qu’on a appris par cœur et qu’on répète régulièrement et à tue-tête. Par exemple, l’article premier de la Constitution congolaise dit que l’hymne national est le « Debout Congolais ». Et tous chantent que « nous bâtirons un pays… ». Mais ont-ils jamais remarqué qu’ils s’engagent à construire, et compris que le pays est en construction ?

La gouvernance politique et les considérations juridiques devraient intégrer ce processus de « bâtir » et d’édification du pays et des gens. Émettre et enraciner des valeurs fondamentales. Éduquer aussi, c’est-à-dire s’informer et informer correctement et complètement. Encore et encore ! Il ne suffit pas de s’accrocher aux commandes de l’aéronef RDC ; un vrai commandant de bord reste vigilant et attentif avec les détails, parce qu’ un détail isolé ou des détails accumulés peuvent tout mettre en péril, y compris soi-même ; il ajuste aussi les commandes aux conditions de la navigation.

Cette semaine, le Premier ministre a lancé le 27 août un programme national pour la collecte des données de la croissance et du développement humain dans tous les secteurs économiques et sociaux. À cette occasion, il a « précisé », mais avec imprécision, que le pays comptait "près" de 145 territoires. Et de lancer 145 agents avec autant de smartphones et d’ordinateurs portables pour la collecte des données sur terrain. Mais le pays que l’ on gouverne ne peut pas avoir "environ" 145 territoires… On en connaît le nombre exact. Et pour un projet ambitieux de d’ avenir, les 145 représentent 14 % des 20 villes, 97 communes, 161 cités, 476 secteurs, et 261 chefferies ? Ce glissement de chiffres n’est pas un simple lapsus.

Il y a des redondances de glissements avec le découpage du pays en 26 provinces, avec des retards de calendrier, des remous et des turbulences. Le 14 juillet, le conseiller juridique au ministère de l’Intérieur avait précisé que les nouvelles provinces sont autonomes dans la gestion de leur fiscalité. Selon lui, il n’était pas question qu’une nouvelle province transfère encore les recettes à l’ancien chef-lieu de la province morcelée. Ainsi encouragée, une

fronde s’est répandue à l’Équateur, aux deux Kasaï, au Bandundu et au Katanga. Plusieurs notables et originaires des coins ont fait le glissement de s’investir du droit et des pouvoirs d’implanter immédiatement, mais dans le désordre… le nouvel ordre provincial.

Après un mois de confusions et de glissements, le ministre de l’intérieur a condamné, le 22 août, les comportements « décevants et inacceptables » des députés qui organisent la rétention des recettes publiques pour « protéger les avoirs des nouvelles provinces ». Pour le ministre, la pratique illégale va à l’encontre de la continuité de l’État. Pas un mot sur le conseiller juridique, ni sur des poursuites contre les perturbateurs. Cette mise au point aurait pu être anticipée avec des circulaires encadrant les multiples facettes du découpage. On doit aider à bâtir le pays. Il y a des lacunes. Pour preuve, le site internet du même ministère continue à afficher 11 provinces au lieu de 26.

Le glissement le plus commenté est celui du processus électoral. Va-t-on voter en 2016 ? Dans les faits, les reports sont sérieusement installés dans le décor. Tout le monde se conforte en affirmant par un juridisme fallacieux qu’on peut demeurer légalement dans ses fonctions jusqu’ à la désignation des remplaçants. Bref, les élections peuvent attendre.

En 2007, les gouverneurs de provinces avaient été élus, au suffrage indirect, pour un mandat constitutionnel de trois ans seulement, parce que les nouvelles provinces devaient être installées en 2010. Puis ils ont bénéficié d’un premier glissement à 5 ans jusqu’ aux élections prévues en 2012. Finalement, comme les votes n’avaient pas eu lieu, ils totalisent un glissement à 8 ans de pouvoir.

Dans ce scandale de mauvaise gouvernance, on ne blâme personne. On a le chic de parler d’arriéré électoral. Mais en bon droit, l’absence d’élections de députés provinciaux n’autorise pas de violer les mandats précis des gouverneurs. Ceux-ci sont investis sur la base de programmes adoptés par les assemblées provinciales. Tout dépassement de mandats les modifiait fondamentalement et rendait les gouverneurs démissionnaires. Pour se maintenir, ils devaient au minimum solliciter les votes de nouveaux programmes.

Le même arriéré électoral des provinciales a rejailli sur les Sénateurs qui avaient été élus par les députés provinciaux de 2007. Et pour 5 ans ; cette durée du mandat sénatorial est constitutionnelle. Les assemblées provinciales sont également élues pour cinq ans, mais il n’ y a pas couplage de mandats de sénateurs et des députés. Les assemblées provinciales peuvent être dissoutes avant terme. Dans ce cas, la perte prématurée de mandats des députés provinciaux n’entraîne pas le renvoi des sénateurs. Ainsi, le sort des assemblées provinciales ne peut conditionner celui du Sénat. Les élections provinciales n’avaient pas été organisées en 2012 ? Et les députés étaient en glissement pour une période indéterminée ? En bon droit, le Sénat a son échéancier propre, et les élections sénatoriales devaient être organisées impérativement en 2012 devant les assemblées en fonction. Mais on fait un glissement de sénateurs à plus de 8 ans.

À parler, organiser ou subir des glissements électoraux qui prolongent les mandats, on oublie de regarder dans d’autres directions. À l’étranger, on assiste non pas à des glissements, mais à des raccourcissements de mandats électoraux. Cette année, en plus d’Israël et du Canada, la Turquie a convoqué deux élections législatives en une année et la Grèce, trois scrutins. Il y a surtout une particularité de l’organisation de ces scrutins. Ankara et Athènes ne disposent que de courts délais pour organiser des élections qui n’avaient pas été prévues et préparées.

Mais à Kinshasa on parle de glissement plus d’une année avant les échéances de 2016… Il y a de la mauvaise foi. Car les textes et l’expérience passée montrent que les raccourcissements de mandats par des élections anticipées font également partie des institutions congolaises. Dans ce contexte, le fait de suppléer dans l’ urgence à des mandats raccourcis, n’ autorise pas de parloter sur des glissements d' élections annoncées depuis 5 ans…

On a connu des gouverneurs de provinces démissionnaires, révoqués ou décédés et il a fallu en réélire d’autres. Les assemblées provinciales et l’assemblée nationale peuvent être dissoutes, avec le rappel soudain des électeurs. Même la fonction de président de la république peut devenir vacante par démission ou décès. En cas d’élections anticipées, la Constitution prévoit des courts délais pour organiser de nouveaux scrutins : 30 jours pour le gouverneur de province, 60 jours pour l’assemblée nationale, 30 à 120 jours pour l’assemblée provinciale et 60 à 90 jours pour le président de la république.

On croit connaître la Constitution. Mais si on la relit, on découvre que les institutions sont équilibrées. La CENI (Commission électorale nationale indépendante) est un organe permanent parce qu’elle doit pouvoir organiser des élections anticipées. La Commission doit constamment tenir à jour le fichier électoral, et être e, mesure de déployer sa logistique à tout moment, même imprévisible.

Mais dans la pratique, la CENI a démontré de l’incapacité. Pour les échéances prévisibles, les élections locales n’ont jamais eu lieu. Les provinciales ont pris un retard de 3 ans ; et pour tous les scrutins, les fichiers électoraux ne sont pas à jour depuis 2011 : ils comptent des morts et des déplacés et ils excluent ceux qui sont devenus majeurs. Côté élections anticipées, les gouverneurs de province n’ont jamais été remplacés dans les délais, alors que le corps électoral est de quelques dizaines de députés provinciaux, rassemblés en une salle. Et s’ il fallait des votes anticipés au suffrage universel pour les députés ou le président de la république, le pays s’ enfoncerait dans une crise. Une de plus.

Dans ces circonstances, on peut affirmer que la CENI ne peut pas remplir son rôle. C’est une roue crevée qui empêche le véhicule de poursuivre sa route. A qui la faute et pour quelle gravité ? J’avais envisagé cette hypothèse dans mon ouvrage sur la Cour Constitutionnelle, en 2012 (*).

« On peut imaginer... En 2016, la commémoration des dix années de la Constitution avait eu un goût amer. Le texte, censé installer la démocratie par la voie d’élections libres et transparentes, était inappliqué et semblait inapplicable. L’organisation matérielle des élections, à tous les niveaux, était difficile, et le pays semblait aussi inconfortable qu’une automobile roulant, sans pneu de rechange. Les législateurs et la société civile s’en prenaient à la commission électorale prisonnière de problèmes d’organisation et des difficultés financières et des schémas et règles imposés par la loi électorale elle-même, une machine coûteuse et lourde à manœuvrer. Les législateurs étant incapables de diagnostiquer et de réformer la loi électorale, des citoyens firent le raisonnement suivant :

• la Constitution impose la démocratie électorale ;

• or la loi électorale ne permet pas l’organisation des élections ;

• donc la loi électorale est inconstitutionnelle ! »

Marcel YABILI

Nb texte publié sur http://desc-wondo.org/chronique-de-desc-glissements-et-raccourcissements-electoraux-marcel-yabili/

(*) Etat de droit : les contrôles de constitutionnalité par la Cour Constitutionnelle, les Cours et les Tribunaux – 335 pages, PUL 2012

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